vendredi 16 janvier 2015

Aux confins pas si lointains…


Presque un sabot en Slovénie...

Entre montagnes et plaine, nous progressons de village en village. Le remembrement agricole des années quatre-vingt-dix a eu le déplorable impact d’anéantir bon nombre de chemins d’exploitation et d’asphalter les pistes de terres qui restaient. Le bitume, même sans trop de circulation, est ennuyeux et fatiguant pour tout le monde. Il est plus que déplaisant que de se faire frôler à toute vitesse par des bolides irrespectueux et inconscients. Certaines personnes n’ont pas la patience d’attendre que nous dégagions une rue étroite. Par trois fois, des rétroviseurs entrechoquent les caisses de bâts. Un peu plus serré et il aurait fallu faire un constat amiable, sûrement agrémenté d’un poing dans la g****e, mis à part que la carrosserie de nos véhicules à poils n’est pas franchement réparable, jetable, changeable, ou que sais-je d’autre ? Là, on parle tout de suite de vie, de blessure ou même de mort. Tout peut aller si vite, le cheval reste un animal, donc imprévisible. Maintes fois nous pensons aux voyageurs en roulottes, et nous leur tirons bien bas notre chapeau pour affronter ces grands prédateurs de tôle aux maîtres sans vergogne. Les sorties de virages sont de véritables embuscades. Nous avons encore l’avantage de ne pas prendre trop de place sur la chaussée ou sur le bas-côté lorsqu’il y en a, de pouvoir se dégager en trottant dare-dare lorsqu’on entend un engin vrombir en notre direction. Oreille tendue et vigilance. Divagation de chiens prohibée, on s’égosille maintes fois…
Andrea s'attelle à la corvée de foin.
Les cloches du campanile résonnent au cœur du vallon. Les couleurs d’automne sont bien installées. Les noix et châtaignes tombent au sol, remplaçant peu à peu les figues, fruits de la passion, mures, fraises des bois... Récolter, glaner, grignoter et savourer les produits de mère nature sur le chemin est un pêché mignon.
Un terrain de foot abandonné fait notre bonheur pour un nouvel arrêt forcé de quelques jours. La gonfle de Vasco n’a toujours pas disparu. Les habitants de Laverda nous accueillent avec beaucoup d’amitié. Niché au creux du commencement des Préalpes, ce paisible village nous laisse un agréable souvenir. Nous sommes toujours reçus par d’innombrables sourires, tout le monde taille un brin de causette, nous priant de rester encore un peu, que l’herbe du stade a encore besoin d’être broutée par nos tondeuses à pattes. La famille voisine est reine en termes d’hospitalité. Fabio est toujours prêt à nous obtenir ce dont nous avons besoin, offre la divine douche, nous invite à découvrir les saveurs italiennes, met son ordinateur à disposition pour rédiger le blog. Son petit-fils Andrea de deux ans est la mascotte des lieux. Il est connu de chacun et n’est pas timide pour un sou. Babille et sourit à tout va. Volontaire, le voici râteau en main pour aider Giovana sa mère, Laurela sa grand-mère et Ornella son arrière grand-mère à ramasser le foin que Fabio vient de faucher. Tout ce travail à la main pour entretenir le terrain et tenter de gagner quelques sous. Auparavant l’arrière grand-père avait des vaches laitières, mais plus personne ne veut reprendre ce genre d’activité. Les hautes herbes et les arbres envahissent tout. « Tutto questo lavoro per niente !(1) » déplore Ornella, sueur au front. Igor, le père d’Andrea, qui a hérité de quelques rangs de vignes propose de goûter son vin. Nous découvrons alors qu’il est souffleur de verre. Il œuvre à l’usine, mais exerce aussi pour son plaisir dans son atelier personnel. Ce soir, il se met en tête de nous sculpter une tête de cheval en souvenir de sa famille.

Intrusion au coeur des bouchons de Bassano del Grappa.
Bassano del Grappa nous avale le temps d’une étape. La traversée d’une grande ville est toujours longue pour peu de kilomètres parcourus. Au milieu des bouchons, nos équipiers se frayent dignement un passage. Les gens se dévissent la tête pour les regarder, les enfants sautent sur les sièges, collent leurs nez aux fenêtres des voitures roulant au pas. De chaque côté du pont qui mène au centre ville, on devine la beauté de la cité. Les grandes façades dominant le fleuve sont colorées et coiffées de petits toits plats de tuiles ocres. Le soleil bas les frappe d’une chaude luminosité. Bien emmitouflées dans leurs vertes montagnes, elles ressortent aussi vivantes que l’eau qui coule à leurs pieds. Un petit pont piétonnier de bois rouge couvert signale la note Renaissance de la ville. Après avoir dépassé la magistrale église de briques rouges surplombant le rond-point où des policiers font la circulation nous arrivons vite au cœur d’une ville richement décorée. Les trompes l’œil sont légion, des frises ornent les ouvertures. Les places pavées sont lumineuses et joyeuses. Y trônent de belles statues finement sculptées. Nous passons rapidement car certaines personnes nous ont mis en garde sur l’éventuelle interdiction de passer à cheval dans le centre historique et commerçant où la circulation est déjà difficile pour les voitures. En réalité je pense que ce n’était que des suppositions ignorantes de leur part. Nous redoutons cependant l’imposant et peu classieux crottin devant une bijouterie ou une terrasse de bistrot. Nous finissons par passer sous le nez d’un bleu qui, à notre grande surprise, dévoile son plus beau sourire. Dans le tohu-bohu des seize sabots battant le pavé, nous absorbons le maximum de beauté architecturale du regard, surveillant constamment notre tribu, rappelant au pied les chiennes qui reniflent et s’arrêtent à chaque poteau où a uriné un de leur congénère. La nuit tombée, le charme s’évapore. Encore aux prises avec la périphérie de la ville, nous siégeons au pied de l’autoroute sur le seul pré environnant, de la luzerne récemment fauchée. Face à la zone commerciale, le canal de la centrale hydroélectrique remplit le dernier critère de bivouac en procurant l’eau pour les bêtes. On se console en se disant qu’il est rare de se retrouver dans de tels endroits, hostiles. Pourtant les bivouacs des jours suivants ne seront guère plus charmants. Nous entrons dans une zone étendue de production viticole. Le fleuve Piave est réputé pour ses eaux polluées et les habitants des environs disent compter un fort taux de cancer. Le bétail a totalement disparu au profit des vignes. Le peu de prés restants sont réservés pour la production de foin. Les lopins de terre restants appartiennent à de grandes propriétés dont les riches patrons n’ont que peu envie d’y voir s’y installer des vagabonds. Aux abords d’Asolo, vanté comme un des « plus beaux bourgs d’Italie » un anonyme psychosé nous envoie les flics alors que nous campons sur un terrain avec l’autorisation du paysan. Le propre des régions agricoles prospères est la peur et la haine de l’autre. Sûrement une peur pour les biens qu’ils ont amassé et qui entraîne une jalousie exacerbée. Certes dû au grand nombre d’abstentions, mais c’est sans compter sur les effarants résultats de le Ligue du Nord, un parti d’extrême droite local (2). Nous avons tout de même la chance de trouver presque chaque jour, parfois tardivement, une âme charitable qui offre un lieu de repos et de nourriture à nos chevaux. Nous ne demandons pas plus.

Guia, règne du prosecco au pied des Alpes.
L’office de tourisme d’Asolo nous a fait miroiter une « hippo-via » qui longe le bas les montagnes. Nous tombons en désuétude lorsque nous nous apercevons que celle-ci se contente de passer par de petites routes asphaltées. Elle a au moins le mérite de nous mener jusqu’à Guìa et ses habitants au grand cœur. La bonne fortune met sur notre chemin un autre terrain de football abandonné et à l’herbe grasse, fermé aux quatre coins. Le curé qui gère ce terrain communal nous accorde l’autorisation pour une vingtaine de jours. Il est grand temps de faire un repos conséquent et de mettre Vasco sous anti-inflammatoires pour venir à bout de ce maudit mal de dos. La fontaine que nous avons confectionnée dans un tapis de mousse n’as pas eu l’effet escompté. Il n’avait pourtant pas d’autre poids que celui de la selle et des petites mallettes. Deux vétérinaires viendront le voir pour nous assurer qu’il n’y a pas d’autres problèmes sous-jacents. Une aide précieuse d’autant plus qu’ils offrent gracieusement les consultations. Réduction de l’inflammation et surtout… le temps seront le secret de la guérison. Il ne nous reste plus qu’à prendre notre mal en patience alors que la météo commençait à être clémente. Nous ne repartirons pas avant mi-octobre.


Denis et ses employés de Nani Rizzi.

Encore une fois, nos voisins savent prendre soin de nous, nous remontent le moral et montrent à quel point l’Italie peut-être chaleureuse.  Cécilia, amie fidèle, vient nous trouver depuis Verona. Denis, le patron de la cantina Nani Rizzi propose son aide sans hésiter, d’une disponibilité incroyable. C’est aussi le repère pour un bon apéro au Prosecco le soir venu avec ses amis. Un lieu de travail mais également de retrouvailles. Son cousin Giovani s’approvisionne chez nous en crottin pour ses pieds de vigne. Il rigole en réclamant l’exclusivité dans une déferlante de patois inintelligible. Un sacré luron qui ne se tari pas d’histoire abracadabrantes. Hefrem aussi est souvent au rendez-vous. Géomètre bon vivant, amoureux du Népal, il compte bien s’y installer dès que ses enfants seront autonomes. Pierre-Angelo, autre géomètre, se charge de nous ravitailler en foin pendant que Denis fourni l’eau. Le campement de fortune se monte peu à peu comme une maison secondaire. Roberta, la secrétaire nous invite à déjeuner en compagnie de ses enfants. Peut-être y a t-il trop baigné petit, toujours est-il que son fils Matteo deviendra œnologue !
La constante bonne humeur d'Hefrem.
Nous avons nos petites habitudes au bar. Diego, le tenancier, tout d’abord un peu réservé, décide de lâcher les soupapes un soir. Tout le monde rapplique comme s’il y avait une occasion spéciale à fêter. On nous explique que non, cela arrive de temps en temps qu’une telle énergie déborde dans le quartier. La lune y est-elle pour quelque chose ? Si c’est elle qui lance la machine, la bière fini le travail et coule à flots. Diego ne veut plus que ses clients payent le moindre verre. Ennio lui-même se laisse emporter. Pilier de bar mais d’un naturel raisonnable, il est routier de métier et demain il se lève à l’aube. Le spectacle commence à prendre de l’ampleur. Voici Diego qui sort et démarre la tronçonneuse…pour tenter de couper les citrons et faire des mojitos !!! Nous ne pouvons que l’élire meilleur barman du monde. Tout le monde crie et rie dans le bistrot. Les yeux pleurent, des crampes se font sentir dans les abdominaux.
Comedia del Arte biomecanique,
ou vision d'une gueule de bois ?
Le lendemain nous payons les abus. Notre sortie programmée à Venise tombe à l’eau, pourtant par une belle journée de soleil. Ce n’est que quelques jours plus tard que nous avons l’opportunité de visiter la cité Vénitienne par temps gris. Ville magique mais malheureusement bondée. Il faut réussir à faire abstraction de cette cohue et profiter de cette architecture hors du commun. Il n’y a pas de mal à se représenter que cette ville bouillonnait, en perpétuelle effervescence, véritable quartier général de l’Art et des grandes puissances marchandes en Europe. Construite sur la lagune, entre les cours d’eau, posée sur des millions de troncs de chênes et mélèzes, elle fut une cause de l’anéantissement de nombreuses forêts environnantes. Les arbres servaient de fondations, sortes de pilotis enfoncés dans le sol meuble jusqu’à la couche solide, parfois quatre mètres sous terre. L’église Santa Maria della Salute repose à elle seule sur 1.156.672 pieux. Ce travail de fondations seules nécessita pas moins de deux longues années de labeur. Par-dessus étaient érigés les bâtiments en pierre d’Istrie, particulièrement résistante à l’érosion, provenant des Balkans longtemps sous domination de l’empire vénitien. À l’heure actuelle, de nombreux travaux de consolidation ont lieu, souvent invisibles aux yeux des touristes. Lorsque la marée monte, l’eau s’infiltre par les dalles de la Place Saint Marc, s’insinuant jusque dans les édifices et rez-de-chaussée des habitations. Dans une heure ou deux, pour ne pas se mouiller les pieds, il faudra circuler sur un réseau de tables prévues à cet effet. La place grouille, les rues et les ponts aux alentours sont noirs de monde. La fourmilière est en mouvement perpétuel. A voir les représentations de la Comedia del Arte et des masques partout, on imagine aisément une multitude de personnages déguisés masqués et drapés, s’agiter, déambuler, et débattre dans ces décors surréalistes. Sur les canaux circulent les célèbres gondoles noires et luisantes au milieu des bateaux-taxis, bateaux-bus, bateaux-corbillards, bateaux-transports de matériaux…Les gondoliers ne chantent pas « O sole moi… » d’un air insouciant, mais ont plutôt l’air concentré avec toute cette circulation fluviale. D’autres attendent le client, fièrement engoncés dans leur habit rayé bleu et blanc traditionnel, coiffés d’un grand chapeau de paille agrémenté d’un ruban rouge. Ils blaguent entre eux, ou lustrent leur embarcation proprette aux sièges de satin rouge vif.

Malgré nos recherches, nous n’avons toujours pas de carte plus détaillée pour poursuivre notre chemin. L’hippovia est ennuyeuse et use le fer à cheval ! Une seconde serait constituée de pistes et suit l’arête de la crête bien plus haut sur les montagnes. Nous refusons cette deuxième solution pour préserver nos gros de l’effort inutile. La gonfle de Vasco a enfin disparu. Par précaution, nous ne lui remettons que la selle, nue. Il ne faut pas refaire la même erreur, car même si le muscle paraît guéri en surface, il faut lui laisser le temps de se consolider en profondeur. Les bagages de selles sont reportés sur les autres équipiers. Je marcherais comme cela à côté de lui encore quinze jours, soit jusqu’en Slovénie. Clio par solidarité décide de mettre pied-à-terre elle aussi. Nous avons considérablement allégé les bagages, faisant un tri draconien. Le petit bout de rail de chemin de fer qui me servait d’enclume à déjà été abandonné il y a longtemps. Pour le reste, chaque chose n’est pas lourde en soi, mais l’addition fini toujours par peser. Nous laissons de côté parfois juste une boucle, un bout de cuir, un carnet, une paire de chaussettes… Nous n’avons qu’un fer de secours en aluminium (150 grammes !). Nanouk et Vasco ne nécessitant plus d’apport en céréales vu leur embonpoint grandissant, nous n’emportons que le minimum pour les deux autres. Mais à côté de ça les arceaux de notre tente fatiguent et cassent, il faut alors prévoir un peu de matériel de réparation. Nous arrivons finalement à un poids total par cheval de bât (qui comprend tapis et sellerie, malles, nourriture, céréales et bagages de selle reportés) d’une moyenne de 60kg.
Nous abandonnons encore une fois avec tristesse tous ces amis qui nous ont permis de prendre soin de nos poneys, et chose peu évidente en voyage, de trouver un endroit pour eux et d’y rester aussi longtemps avec toutes les commodités…et les apéros ! Grâce à eux nous pouvons continuer notre aventure, sainement. Un autre sentiment s’y mêle cependant : l’impatience de remettre un sabot devant l’autre, de fouler la poussière, et d’arriver jusqu’en Slovénie, cette terre inconnue qui est si proche et que nous avons tant de mal à rallier.
Nous grognons après l’asphalte jusqu’aux portes de Vittorio Veneto. Notre bonne étoile a tellement dû en avoir marre de nous entendre ronchonner qu’elle finit par nous dévoiler au compte-gouttes des informations jusque-là jalousement gardées sur les sentiers et pistes du terroir inexistants sur nos cartes.

Lola et Lucas.
Lola, une petite andalouse anciennement professeur de philosophie au caractère bien trempé nous accueille avec son mari Lucas, cuisinier de profession. Tous deux avaient un commerce très prospère à Venise. Ils durent  pourtant quitter cette ville fascinante mais aux accès inadaptés pour toute personne en fauteuil roulant. Ils choisirent de s’exiler et d’avoir une vie plus simple pour s’occuper de Sebastian, leur fils handicapé. Lola, qui laisse son jardin ouvert à quiconque souhaite le traverser (et glane quelques fruits par la même occasion), fait confiance aux habitants du village. N’ayant pas assez de place, elle décide d’empiéter un peu sur le terrain de son voisin, une terre en friche inexploitée. Elle se porte garante que ça ne lui posera pas de problèmes. Manifestement, lorsqu’on le voit débouler au matin, Lola s’est méprise sur les bonnes intentions de ce monsieur qui paraît avoir une notion exacerbée de SA propriété privée. Il pète un plomb, allant jusqu’à l’insulter pendant que nous ramassons les crottins pour nettoyer la place. S’en est trop pour Lola, alors que lui se permet de passer sans cesse chez elle avec son tracteur, de cueillir des champignons au passage etc… le voilà qui la méprise. Elle coupe définitivement court aux relations courtoises de voisinage. Nous ne savons pas où nous mettre, tout cela arrive à cause de nous. Elle nous répond à juste raison que non, il ne faut pas s’en vouloir. « Ce type est un con, cela m’a permis de m’en rendre compte. Je n’aime pas les cons. Je pensais qu’ici on pouvait se rendre service les uns les autres. Si ce n’était pas arrivé aujourd’hui pour ceci, il y aurait eu une autre raison plus tard. J’ai été trop gentille avec lui. Maintenant c’est fini, basta ! »
Ils nous offrent ensuite des cartes de randonnée et nous renseignent avec précision sur le chemin à prendre pour se rendre par les bois à Vittorio Veneto, ainsi que la meilleure option pour la traverser. Il nous suffira de longer la rivière Meschio. Insouciants nous traversons avec facilité cette ville, lorsqu’une vieille aigrie nous reproche vivement d’un air sec de ne pas ramasser le crottin au milieu de la route. En tout cas entre crottin et dioxyde de carbone, elle paraît malheureusement ignorer lequel est le meilleur !

Una birra di più per la salute Nevio !
D’autres indications se succèdent, nous permettant de longer par de la piste un interminable canal d’irrigation qui file droit vers le Nord-Est et borde l’immense base militaire américaine. L’environnement est toujours hostile à notre transhumance. Les cultures s’étendent à perte de vue. Les belles pâtures sont inexistantes, seuls des prés de fauche dont la dernière taille vient d’être effectuée nous sauvent la mise, au moins pour quelques pauses au cours de la journée. Ce n’est parfois pas au goût de tout le monde. Un paysan nous somme de déguerpir, immédiatement ! Nous avons beau lui expliquer calmement que nous n’abîmerons rien et que nous ne restons qu’une heure pour reposer nos animaux, il ne veut rien entendre. Le problème dit-il n’est pas d’abîmer, c’est que s’il nous laisse pâturer ici, il a peur que d’autres fassent pareil. Décidément, plus on a de terre et plus on les défend ! La fourmi n’est pas prêteuse…Comment faire lorsque le moindre carré d’herbe restant aux environs est farouchement gardé ? Peu après, alors que nous demandons notre chemin dans un village perdu, très loin d’être touristique vu la laideur environnante, un jeune mineur passager d’une voiture nous hèle et nous insulte de manière rageuse, nous ordonnant de ramasser le crottin derrière nous. Nous comprenons mieux la mentalité de la région en décryptant les affiches de propagande de la Ligue du Nord. La plaine, lieu agricole prospère suscite de tristes réactions de la part de certains habitants. De telles altercations laissent un goût amer dans la bouche.
Remercions Nevio, le gérant de la coopérative de Sedrano qui nous accueille dans l’enceinte de l’entreprise pour la nuit. Par sa gentillesse spontanée, il sait nous faire oublier la bêtise des gens. Belge d’origine, l’amour pour une Italienne l’a conduit ici. Il fait honneur à la loi de l’hospitalité en partageant une délicieuse bière trappiste de son pays d’origine. Comme Oro a marché sur l’éponge d’un fer de Vasco, j’en profite d’avoir sous la main de quoi constituer une enclume pour le réajuster. Son ouvrier ressoude un des piquets d’attache des chevaux qui vient comme par hasard de rendre l’âme. Un deuxième cassera le soir même. Silverio, le patron d’un garage nous rendra le même service en nous apprenant un proverbe qui nous fera bien rire :


« En Italia, il porco no vive vecchio,
mà il vecchio deventa porco ! » (3)

Lance-t-il à un client qui avait un humour douteux vis-à-vis des femmes.

La tribu foule le Magredi del Cellina.

Nous sortons des sentiers battus pour traverser une zone protégé, appelée « Magredi del Cellina ». Ces immenses lits de rivières à sec ont été créé par l’eau ravinant des montagnes lors d’importantes pluies ou à la fonte des neiges. Les alluvions drainées proviennent de l’érosion des différentes strates des Alpes, et finissent par se jetter dans la mer Adriatique. Témoins de l’histoire géologique, ces lieux sont aussi un fragile écosystème incluant encore une flore primitive, une faune diverse surtout au niveau ornithologique. Refuge extrêmement important pour les espèces migratoires, pas pour des chevaux voyageurs comme les nôtres car le pâturage sauvage est interdit pour préserver la végétation. Nous trouvons cependant une petite rivière qui nous permet une toilette et lessive encore appréciable pour la saison, les rayons du timide soleil d’Octobre ne sont à manquer sous aucun prétexte.
Pour éviter la route à fort trafic et les immenses ponts de plusieurs kilomètres, nous coupons à travers ces fleuves fantômes, empruntant parfois pendant des heures le même chemin vers le Sud que ces galets depuis des millénaires. Ce paysage lunaire prend soudain des allures de front de guerre. Un tank passe au loin et marque le lit de ses pesantes chenilles, le canon menaçant l’horizon redevenu grisâtre. De nombreux militaires sont déployés pour des manœuvres. Treillis, blindés, tanks, camions 4x4... Nous ne serions pas en Italie en 2014 mais en Yougoslavie dans les années 1990, de drôles d’idées sûrement angoissantes nous traverseraient l’esprit. Au cœur de ce no man’s land, la vision n’est guère réjouissante bien qu’en paix, les chevaux font si petits et vulnérables à côté de ses engins de mort.

Un changement de temps s’opère une nuit de nouvelle lune. Le temps doux et maussade va faire place aux gelées nocturnes accompagnées de soleil frisquet la journée pour au moins quinze jours. Cette transition prend la forme d’une tempête des plus sévères et a lieu deux nuits consécutives, arrachant et cassant des arbres. Nous n’en menons pas large sous notre toile de tente au milieu d’un bosquet entouré de grands hêtres. La bâche des chiennes s’envole et claque au vent, la pluie cingle les jambes et le visage alors que nous tentons de leurs venir en aide et de réajuster leur abri. Nous les prenons dans les absides alors qu’un arceau d’aluminium vient de voler en éclats. On s’accroche à nos plumes en essayant d’avoir des paroles rassurantes : « Mais non ces arbres là ont l’air fort, bien enracinés. » « Ça souffle, mais ici on est plus à l’abris qu’ailleurs. » « Si une branche casse, elle sera retenue par celles des autres arbres car ils sont bien serrés. » Et au moindre craquement on jette un coup d’œil dehors, juste pour être sûr…Valter et Renza chez qui nous venions de dîner en ont mal dormi pour nous, hésitant à venir nous chercher. Ils nous invitent à nouveau le soir, voulant prendre soin de nous. Renza s’inquiète toujours avec un débit verbal impressionnant comme une vraie maman attentionnée, ce qui fait bien rire ses enfants et leurs conjoints. Beaucoup de parents prennent le relais, juste un soir, comme si nous étions leurs enfants, nous chouchouttent comme ils peuvent avant de nous regarder partir avec toutes les meilleures recommandations du monde.
Renza, Gudina, Mattia, Valter, Francesco et Elisabetha.
Comme le froid arrive, limoncello et grappa sont sur la table pendant que Mattia, Gudina, Francesco, Elisabetha, Roberta et Giorgio nous content leur passion, le folklore Friuli. Des danses traditionnelles séculaires dont ils sont fiers et qui leur permettent eux aussi de voyager aux cours d’échanges culturels avec d’autres pays. Ce folklore se danse, mais il se parle également. Le Friulano, une langue bien à part, incompréhensible par les Italiens des autres régions. Ce soir d’ailleurs, ils ont essayé de manger léger car ils ont ensuite un entraînement.

Nous contournons l’imposante cité d’Udine, préférant devoir nous tailler un passage à la machette pour accéder à la rivière, voir les malles de bât tremper un peu au passage à gué plutôt que de traverser l’enfer de béton. Puis il faut s’orienter à travers champs en levant le nez au loin, un œil sur la boussole. A l’Est toute ! Ah si l’on pouvait évoluer de la sorte tout le temps sans se heurter à toutes ces barrières artificielles. Aux portes de Cividale et son pont du diable, nous rencontrons Mario, curieux qui s’avance à la vue de notre équipe. Heureux propriétaire de deux juments, il nous invite à faire étape chez lui ce soir à treize kilomètres de là, nous emmène le sac de céréales que nous venons d’acheter évitant ainsi aux chevaux un effort inutile, et propose de nous accompagner demain pour passer la frontière Slovène par les chemins qu’il connaît bien. Bien après San Pietro Chiazzaco, perdu en haut de la montagne, nous trouvons sa maison au charme enjôleur. Exposé plein sud au milieu des arbres laissant pénétrer les rayons du soleil couchant, son chalet de bois dégage un calme étonnant, une osmose avec son environnement. Le corral lui confère un air de ranch. Face à lui s’étend en contrebas la plaine peuplée, bientôt illuminée, débouchant au loin sur la mer d’un bleu azur.  Sa femme Beatrice nous fait signe de mettre nos affaires dans un autre petit chalet. C’est leur miellerie artisanale, nous pourrons aussi y dormir. Ça sent bon la cire d’abeille. Ils nous racontent qu’ils vivent ici depuis dix ans sans électricité. La ligne n’existait pas lorsqu’ils se sont installés, ils avaient déposé une demande qui était tombée aux oubliettes puis, plus par choix que par défaut, ils ont préféré vivre ainsi, le plus simplement possible. L’énergie solaire leur suffisait. Mais avec l’arrivée de leur petit Lorenzo de quinze mois, la vie s’en trouvera plus aisée lorsque le réseau électrique rejoindra leur demeure. Ils vivent de petits travaux, comme la taille du foin, l’entretien des jardins, l‘élevage de quelques cochons en liberté dans la forêt et du miel produit par leur vingtaine de ruches. Mario du haut de ces quarante-cinq ans, fini par raconter comment il est arrivé à ce choix de vie. « C’est une jument qui m’a sauvé il y a une quinzaine d’années. Elle m’a fait découvrir ce qu’est la véritable liberté » confie-t-il. Auparavant il était moine à Castelmonte, jusqu’au jour où il a commencé à se lier d’amitié avec ce quadrupède. Puis rapidement, les grands galops, le vent sur le visage, la vitesse, la relation avec ce puissant animal… il a littéralement apprit sa liberté d’homme et quitté le monastère. Cette jument, la grand-mère de celles qu’il possède actuellement, lui a laissé un souvenir fort et inaltérable, il en parle avec beaucoup d’émotion. Puis il a rencontré Beatrice, fondé une famille en continuant de vivre chichement. Il aimerait revenir à la traction animale, mais il est bien conscient qu’il ne pourrait plus gagner sa croûte de la sorte. S’il devait aller tailler le foin dans la plaine à cheval, le nombre d’heures pour un maigre résultat serait une perte d’argent considérable et ses revenus ne lui permettraient plus de nourrir ni sa famille, ni ses chevaux… « J’arrive à me passer de beaucoup de choses, mais malheureusement de nos jours le gasoil reste roi. » déplore Mario.

Beatrice, Mario, Lorenzo et cette étincelle de liberté.

Nous étudions ensemble l’itinéraire de part et d’autre de la frontière. Mario nous met en relation avec Boris, un ami Slovène qui parle couramment italien. Une fois à Kanal, il devrait nous donner quelques précieuses informations sur son pays. Notre hôte selle sa Paint à la robe black tobiano répondant au doux nom de Sioux. Son chien débonnaire et mal peigné Socrate se fait une fête de nous accompagner. Par les petits sentiers nous rejoignons la crête et apercevons en face sa sœur jumelle. Cette autre montagne, c’est la Slovénie. Nous plongeons  au pieds de ces deux murailles vers ce qui constitue la frontière naturelle : la rivière Juana. Pas un panneau, pas un badaud, nous traversons à gué hors des chemins conventionnels. Nous sortons d’Italie comme nous sommes rentrés, d’une manière très poétique, par les chemins de contrebandiers. Quelle n’est pas notre joie, enfin ! Nous poussons la porte de l’Europe de l’Est, de l’Ex-Yougoslavie. Nous refermons cette aventure italienne en saluant l’hospitalité de cette chaleureuse famille qui reflète bien celle que nous avons rencontré tout au long de la traversée. Calorosa Italia (4), c’est bien ça ! Au revoir et merci Mario, que le vent de liberté continue de te porter avec ta famille aussi loin que tu le souhaites ! Buona fortuna ! (5)

(1) Tout ce travail pour rien !
(2) A lire : http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2014/11/25/les-six-lecons-a-retenir-des-elections-regionales
(3) « En Italie, le porc ne devient pas vieux, mais le vieux devient porc ! »
(4) Chaleureuse Italie.
(5) Bonne chance.


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