mercredi 28 janvier 2015

Slovenija, lepa in divja.


Un sabot en Slovénie.


La piste pour rejoindre Zapotok semble abandonnée depuis des lustres. L’herbe recouvre les cailloux, des branches sont tombées en travers, aucun panneau bien sûr, quelques ruines…c’est le village fantôme de Velendrol, pourtant indiqué sur la carte tout comme les villages précédents. De nombreuses masures sont désertées, voire effondrées. La nature y a repris ses droits, les arbres poussent à l’intérieur pointant vers le ciel en lieu et place du toit. Après avoir longé la rivière Juana qui démarque la frontière entre l’Italie et la Slovénie, le chemin se met à grimper dur. Nous ressortons les caches-cou du fond des mallettes et malgré le temps frais cette côte nous arrache autant de sueur qu’à nos équidés. Sur les conseils de Mario, nous tentons de rejoindre le refuge de Korada sur le sommet, un point de vue imprenable et de quoi camper comme des rois. La petite famille aux faciès slaves qui habite Zapotok nous indique la direction à suivre pour se rendre sur la cîme dans un italien impeccable. Nous réussissons tout de même à nous égarer dans les bois, chaque piste se perd au milieu d’une végétation plus vivace que le passage humain, la boussole ne nous aide guère. Cela avait pourtant l’air si simple lorsqu’ils nous l’ont expliqué. L’heure tourne et le soleil commence à disparaître d’une lumière orangée derrière la montagne. Le froid de l’ombre battue par le vent est saisissant. Nous apercevons à nouveau le hameau de maisons et décidons de nous y rabattre. La petite famille nous invite à s’installer où bon nous semble. Ils élèvent des moutons, ce n’est pas la place qui manque ici, les voisins ayant l’air d’avoir eux aussi déguerpi. Au loin, on aperçoit les Alpes et leurs toits déjà bien enneigés où s’accrochent des résidus de nuages.


Les toits du monde ?

Ce dimanche 26 Octobre, nous passons à l’heure d’hiver. La nuit tombera plus tôt, vers 18 heures, il nous faudra commencer à chercher un lieu de bivouac dès 17 heures.
Au petit matin, l’herbe blanche craque sous la semelle. Il va faire beau mais le temps que le soleil pointe au-delà du versant nord, l’ombre glaciale ralenti nos mouvements et allonge celui de la sortie du sac de couchage et du petit-déjeuner. Une boisson bien chaude est de rigueur. Le grand-père et son petit-fils nous apportent du thé et des beignets. La plus belle attention du monde à cette heure où coller ses doigts à la tasse fait le plus grand bien. Cela tombe à pic car nous commençons à faire overdose de la polenta au réveil. Froide ou chaude, en purée ou en tranches, sucrée ou avec du miel, elle intervient lorsque le pain nous manque. Le midi, c’est l’amie du repas express avec de la sauce tomate et un filet d’huile d’olive. Le soir, accompagnée d’une bonne ratatouille et de piment, c’est repas de gala. Un ingrédient plus polyvalent que les pâtes ou le riz, mais au petit-déjeuner il ne faut pas en abuser quand même…Alors là, de gros beignets bien gras comme ça, on en mangerait facilement quelques-uns de plus. Prochaine boulangerie, nous ferons razzia !
Nous avons rendez-vous au camping de Kanal avec Boris, l’ami de Mario, qui devrait nous délivrer des informations sur le meilleur itinéraire à suivre pour traverser ce pays. Un doux fumet se dégage de la cafétéria. Le ventre grand ouvert, nous ne pouvons résister au plaisir de la découverte des saveurs Slovènes. Ligni ocvrti (calamars fris), burgers et sauce Ajvar (aux poivrons), palacinke cokoladne (crêpe au chocolat) et strudel (gâteau à la pomme) font danser, tournicoter nos papilles. Deux belles assiettes qui me font frémir rien que d’y repenser. Quand on a faim, on mangerait n’importe quoi, mais en plus lorsque c’est exquis de la sorte, on en tomberait le derrière par terre. Il n’en reste plus une miette. Partie intégrante du voyage, la nourriture est non seulement un lien social autour duquel se retrouvent les gens, mais il ajoute une ambiance, des odeurs, des goûts à un pays. Après la cuisine italienne très fine, celle d’ici plus grasse est tout aussi délicieuse et s’accorde bien avec le froid ambiant. Le demi-litre de bière n’était pas obligatoire, mais nous fêtons tout de même un sabot en Slovénie !
Nous traversons la belle rivière Soca qui découle de la célèbre vallée et parc naturel éponymes nichée au creux des Alpes. La couleur de l’eau affiche une rare pureté ainsi qu’une faible température. Il nous faut alors remonter par toute une série de lacets jusqu’à Kanalski Vrh. La nuit tombe déjà, nous ne nous sommes pas encore faits à ce nouveau rythme. Nous ne pouvons pas camper n’importe où car les villages et leurs vertes prairies sont séparés d’immenses forêts sans herbe. Une fois sur les hauteurs, il souffle un vent à décorner les cocus. Durant la nuit, le Terre vrombit et grogne. Son souffle est tellement puissant qu’elle paraît vivante et en colère. La tente se couche sur nous, un arceau casse à nouveau. Maudite tente, nous avions pourtant opté pour la qualité au détriment du prix et la voici qui nous lâche de tous les côtés, et je ne parle pas des fermetures éclair et des hublots en polyuréthane. Matériel d’expédition mon œil ! Et puis ce n’est pas franchement la bonne saison pour coucher à la belle étoile…
La forêt paraît avoir été piétiné, mâché et recraché par un géant aux alentours de Cepovan. Le nombre de hêtres au sol est impressionnant. Ceux qui sont encore debout ont été décapité. Une forêt transformée en champ de bataille, un vrai carnage. Qu’a-t-il bien pu se passer ici ?
Zoran et Maria.
A l’entrée du petit bourg de Dol, Maria et Zoran nous accueillent sur leur terrain et nous invitent à dîner « una pastacuta » à l’italienne. Ils parlent bien la langue voisine ce qui nous facilite grandement la tâche le temps d’apprendre les rudiments slovènes. C’est grâce à leurs métiers qu’ils ont pu acquérir une bonne connaissance des langues. Lui était chauffeur routier à l’international, et elle femme de ménage de l’autre côté de la frontière. Ils nous racontent l’épisode de février dernier, une des pires tempêtes depuis un siècle. L’orage grondait, de la neige et de la grêle tombaient en quantité accompagnées d’un vent puissant qui les fixait aux arbres. Ces derniers ont croulé sous le poids où ont été déracinés. Maria raconte que la tourmente a duré plusieurs jours pendant lesquels les habitants ont dû rester cloîtrés chez eux, électricité coupée. Plus personne n’osait sortir. « On avait l’impression que c’était la guerre dehors, les arbres craquaient comme des bombes qui éclataient, un bruit angoissant, c’était épouvantable » dit-elle. Tous deux d’une soixantaine d’années, ils ont essuyé la guerre d’indépendance en 1991, bien qu’éclair, ils savent de quoi ils parlent. Petit détail qui nous a sauté aux oreilles, avant de demander ce que font nos parents, ils s’avancent avec prudence pour savoir s’ils sont toujours vivants. Ces années de déchirement de la Yougoslavie ont marqué les esprits.
Réserves de maïs en milieu rural.
Ils nous mettent aussi au parfum de la présence d’ours dans la région. Ici, ils ont leur place depuis la nuit des temps et tout le monde s’en accommode. Parfois mais rarement ils en aperçoivent un non loin des habitations. Les gens ont alors beau crier, gesticuler etc… rien à faire ils ne sont pas peureux, mais pas dangereux non plus. Il peut y avoir danger lorsqu’en se baladant on se retrouve entre la mère et ses petits. D’ordinaire ils font le nécessaire afin d’éviter l’homme, leur seul et unique prédateur.
Lorsque nous harnachons le lendemain, les voisins viennent tous discuter. « Schnaps ? » Propose Janja. Un petit verre de gnôle en guise de collation pour affronter le froid. Ça marche ! Nous gagnons ensuite Gorenja Trebusa par de belles pistes arpentant ces radieuses montagnes. Par endroits, beaucoup d’arbres sont encore à terre, mais malgré tout, la  nature semble bien préservée. Les habitations sont éloignées les unes des autres et sont en harmonie avec le paysage. L’empreinte de l’homme est aussi minime que possible. Nous commençons à nous éloigner de la frontière et dans certains bourgs il devient plus difficile de se faire comprendre, ou plutôt à nous de saisir correctement. Un qui pro quo  énorme nous énerve alors que nous demandons notre chemin en insistant sur le fait que nous préférons passer par de la piste que par cette maudite route où l’on nous renvoie sans cesse. Un quidam parlant italien avait pourtant insisté sur le fait qu’à l’église, une des deux n’était constituée que terre battue pour rejoindre Vojsko. A droite on nous dit « Asfalt, asfalt ! ». Nous faisons donc demi-tour, et plus loin on nous assure « Makadam, makadam ! » Pour nous c’est la même chose, on commence à bouillir en notre for intérieur. Et pourtant… excusez-nous de la méprise, « macadam » signifie en réalité « gravier », soit de la piste stabilisée, rien à voir avec le bitume. En français aussi d’ailleurs : « Assise de chaussée formée de pierres concassées et agglomérées avec un  agrégat sableux. » dit le Larousse. Ah si avant d’apprendre les langues étrangères on commençait par apprendre la nôtre ! Nous nous élevons de ce pas comme essayant de rattraper le soleil qui tente de fuir derrière la crête. Les lueurs du soir sont splendides sur ce panorama sauvage. 
Retour du débardage.
Un homme vient vers nous, suivi de ses trois chevaux bâtés pour le débardage, tous en ligne, placides, le suivant tranquillement avec obéissance. Quel tableau onirique ! Le chemin étant un peu étroit pour ce petit monde qui se frôlerait, et ayant un doute sur leur réaction ou celle des nôtres c’est le branle-bas de combat pour les laisser passer : formation tortue ! non losange ! euh en ligne…et la belle photo sera ratée. Et oui nous deux avec nos quatre chevaux à gérer nous avons l’air plus embêté que lui les mains dans les poches avec les trois siens. Mais mieux vaut prévoir, c’est la leçon de nos déboires passés. Un peu plus loin deux ânes en liberté nous scrutent. Allez vite on trace l’air de rien. Surprise ! C’était sans compter les copains aux longues oreilles cachés derrières les arbres. Les voici qui déboulent. Nous attrapons chacun un bâton, juste au cas où l’un deux aurait l’âme d’un Filou des Causses…J’essaye de les éloigner du bout de la branche, mais rien à faire. Contrairement au cheval, l’âne affronte et est même téméraire. C’est maintenant tout un troupeau de bourricots qui nous emboîte le pas. Le plus audacieux vient dire bonjour et renifle Nakai de drôlement près. Nous guettons la moindre réaction venant de qui que ce soit. Pourvu que tout se passe bien. Mais jusqu’où vont-ils nous suivre ? « Allez les gars c’est ici que nos chemins se séparent, et soyez sympa, ne faites pas de mouvements brusques hein, on est tous copains, tout doux les gars ! Bon allez, du vent là, hop hop hop, allez voir ailleurs si on y est ! » Puis les voilà qui s’arrêtent et nous regardent prendre de la distance, plantés là comme une allée de poireaux. Nous soufflons, drôlement contents et soulagés de l’attitude calme et sereine de nos poneys. Il y a un progrès indéniable. Même Vasco n’a pas bronché. Nous n’en revenons pas, quel challenge ! Un troupeau d’ânes carrément, et en liberté, même pas peur !
Non loin de Vojsko, le propriétaire de ce gentil cheptel et de ces terres libres de toute clôture vient à notre rencontre et nous accorde l’autorisation de camper ici. Il nous recommande toutefois de nous mettre à l’abri du vent qui risque d’être féroce cette nuit. À 1100 mètres de haut, l’air est frais, l’eau de la rivière est pure et nous n’hésitons pas à nous y abreuver. Au loin les tronçonneuses rugissent jusqu’à la tombée de la nuit. Tout le monde débarde, coupe et range son bois en prévision de l’hiver imminent. Ils ont plutôt raison car il devient de plus en plus dur de quitter la confortable chaleur du duvet au petit matin. Les maisons sont très éloignées les unes des autres. La vie doit y être calme et agréable l’été mais sûrement rude l’hiver. La neige doit vite couper ces petites voies de circulation. Au cours des mois les plus froids Vojsko se transforme en station de ski. À notre grand étonnement, des blocs de neige subsistent en ses environs. Ils datent du dernier orage la semaine dernière, et à cette altitude la pluie se transforme vite en cristaux blancs. Nous apprenons que c’est la ville au climat le plus hostile de la région. Bien au frais à l’ombre, ces gros glaçons ne fondent pas. En coupant le pays sous Ljubljana en direction de la frontière Croate nous devrions redescendre sur les plateaux à (seulement) six cents mètres d’altitude, et ainsi retarder l‘échéance d’une éventuelle chute de neige. Boris avait bien imagé le relief de la Slovénie : « C’est comme si tu chiffonnais une feuille de papier et que tu la dépliais. » Un territoire exclusivement constitué de montagnes.

Mira et Ana.
La route qui redescend dans la vallée devient « asfalt », sinueuse, étroite et empruntée par d’imposants camions chargés de bois. Il faut redoubler de vigilance. Finalement le plus dangereux restera un automobiliste qui cogne son rétroviseur contre les caisses de bât et poursuit sa route comme si de rien était.
Idrija, ex-ville minière. Du mercure y a été découvert en 1497 et son exploitation a duré près de cinq cents ans. Ce fut la plus importante du monde avec celle d’Almaden en Espagne. Elle a mis la clé sous la porte il y a une trentaine d’années et est maintenant inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. On peut aujourd’hui visiter son réseau de souterrains et plonger dans l’histoire de ce métal liquide au commerce transcontinental.
Toute la ville a une allure assez proprette. L’architecture ressemble un peu à ce que l’on peu se représenter de l’Autriche. De grandes maisons simples aux belles façades colorées ou blanches percées de fenêtres à petits carreaux. Les toits des églises sont de cuivre verdi. En discutant sur la place centrale, nous arrivons de fil en aiguille chez Ana Sever qui tient une école d’équitation en plus de son métier de professeur d’anglais. Un accueil bienveillant nous permet de faire une journée de repos, et surtout de nous réapprovisionner car il nous était jusque-là impossible de trouver des vivres dans les petits villages de montagne. Nous arrivions au bout de nos réserves. Ana nous conseille par ailleurs de goûter la spécialité locale en ville, le « zlikrofi ». De prime abord ce plat ressemble aux raviolis mais préparé avec de la pomme de terre et des herbes. Il est accompagné de sauce et éventuellement de viande. Bourratif, mais bon, et puis si c’est trop lourd il y a toujours le schnaps en digestif pour faire descendre tout ça.


Plateau de Nova Vas.
Un panneau signale la présence d’ours à l’orée de la forêt et du village de Medvedje Brdo. Nous repérons une clairière, mais décidons de jouer le jeu en tentant notre chance à l’auberge locale et par la même occasion trouver un lieu sécurisant pour les poneys. Au fond, il est préférable d’éviter de les exposer à un grand prédateur alors qu’ils sont à la longue corde sans échappatoire. Bien mal nous en a pris. Nous aurions préféré avoir à faire au plantigrade, aussi affamé qu’il puisse être. Le patron du bistrot nous aiguille sur celui que nous appellerons « Sano », vraisemblablement le pilier de bar du bled. Il nous accompagne à sa ferme. Désirant rendre service à Clio, il lui arrache Nanouk des mains et tient à le conduire jusque chez lui. Bien sûr il ne parle pas un mot étranger. Il a ensuite la mauvaise manie de marcher au milieu de la route, et qui plus est, en titubant. Clio rassemble tout le tact autoritaire dont elle dispose et réussi à récupérer Nanouk qui se faisait promener gentiment avec sa nonchalance habituelle. La prairie est spacieuse pour les gros. Le petit paysan à la morille est déjà en train d’enfourcher du foin insistant pour que nous leur donnions en plus de l’herbe présente. J’essaye de savoir comment il s’appelle en me présentant maintes fois, et lui de me répondre « Sano, Sano ! ». Nous ne serons avertis que plus tard que « sano » désigne le foin en Slovène. En attendant nous l’appelons comme ça, et en y repensant ça lui va bien, Monsieur Foin. Il caresse avec un peu trop d’ardeur et de vigueur les chevaux à notre goût, il a de la chance qu’ils soient si dociles. De drôles d’onomatopées sortent de sa bouche « ho, ho, hey, ho, hin… » à coup de grosses tapes sur les encolures, allant d’un cheval à l’autre. Bizarre. Bof il va bien se lasser. Il fait déjà bien nuit, les étoiles scintillent fort et le mercure est déjà passé sous zéro. Bon Sano, on aimerait bien aller se coucher nous. « Lahko noc. » (1) lui répète-t-on. Et il nous serre et resserre la main « Hvala lepa, lahko noc. » (2) insistons-nous. Rustine ne l’aime pas trop, tourne autour et grogne en sourdine. Kali, comme en de nombreuses circonstances, dors. Il n’est pas facile d’avoir à faire avec un hôte saoul car ses réactions ne sont dès lors plus prévisibles, et il lui est facile de basculer du côté obscur de l’humeur. Il finit par repartir en zigzags. Espérons qu’il arrive à regagner au moins son lit. Nous nous glissons enfin dans notre duvet, la fatigue de la journée nous jette instantanément dans les bras de Morphée.
Monsieur Foin.
Un sommeil profond interrompu quelques heures plus tard par Rustine en furie. Un aboiement rageur qui ne fait aucun doute sur la venue de quelqu’un. Il a de la chance qu’elle soit attachée. Et encore ces horribles onomatopées. Qu’est-ce qu’il nous veut encore ? Pourvu qu’il n’ait pas vrillé dans sa tête. Je sors le buste dans la froideur, inquiet et dégoûté de ne pas avoir la paix. Une gueule rougeaude se pointe au dessus de moi et me tend un truc à l’odeur nauséabonde. « Nie, nie, hvala » (3) dis-je en le lui rendant. Une longue discussion de sourds s’ensuit, le slovène n’est déjà pas évident pour nous, mais le slovène bourré c’est encore autre chose. Je comprends cependant qu’il vaut mieux accepter pour qu’il s’en aille. Il s’agit en fait d’une sympathique attention, il nous offre deux grosses saucisses bien fumantes et bien grasses posées sur du pain. Il a dû retourner au bar, finir sa cuite et penser que nous devions avoir un petit creux. Je pose le sac à l’odeur peu ragoûtante à cette heure de la nuit sous le double toit. Mais il reste le nez pendu là. Décidément, il est gentil mais pot de colle, et puis ça caille à la fin. Lorsqu’il se décide à s’en retourner chez lui, il repasse donner de grandes accolades sonores à chacun des poneys. Rustine pète un plomb. Elle aura droit aux saucisses qui embaument la tente. Ça fait plaisir et ça débarrasse ! J’aime bien la bouffe, mais certaines heures ont leurs limites. On se rendort enfin, priant pour que l’alcool ait eu raison de lui.
Au lever du jour, notre cher Sano s’est mis sur son trente et un, avec un beau blouson sky et des lunettes à l’étiquette encore collée sur les verres. La gueule enfarinée, il ne brame plus comme hier et a l’air penaud. Il a perdu de ses couleurs. Un bon gars finalement, qui nous fait même de la peine. Nous imaginons sa triste vie dans cette ferme délabrée avec pour fidèle compagnon son reflet dans un verre de gnole. Quelle que soit son histoire, je ne pense pas qu’il mérite de finir comme cela. C’est un homme bon, il n’y a pas de doutes là-dessus.

A pieds, a sabots, a pattes...
La bonne nouvelle qui soulage grandement après cinq cents kilomètres exclusivement à pied est que Vasco est totalement guéri. Cela a pris un temps incroyable et usé les godasses, mais le résultat est là. La cicatrisation chez les chevaux à contrario des chiens est extrêmement longue. Le diagnostic est vraiment positif. Vasco a repris le travail de portage progressivement une fois que nous étions sûrs que le muscle était solidement consolidé. D’abord les mallettes de selle, puis poids du cavalier une demi-heure par jour, puis une heure, deux heures, etc…Enfin je peux le remonter ou le rebâter. Un plaisir de chevaucher à nouveau après deux mois de convalescence. Le voyage à cheval à pied c’est bien, à cheval c’est mieux ! On commençait même à se demander si ce n’était pas Kali, tête pensante cachée du groupe et partisane du moindre effort, qui n’aurait pas soudoyé voire obligé Vasco à simuler ce mal pour gratter du repos… ou peut-être encore un coup des américains !

Ferme sur le plateau de Logatec.
En matière de carte nous avons été plus gâtés ici qu’en Italie. Une librairie d’Idrija a fait notre bonheur grâce à un petit atlas au 1/100 000e assez précis. Une petite perle bien que le relevé cartographique ait l’air de dater d’une dizaine d’années. S’ajoute à cela qu’une piste forestière ne ressemble à rien de plus qu’à une autre piste forestière. Nous avions choisi de couper par une région inhabitée après Logatec. Un randonneur nous interpelle et s’avère pratiquer un français remarquable. Une demi-heure passe à discuter. Thomas nous convainc de ne pas nous aventurer dans la forêt de Menisija où même les habitués se perdent. Notre soi-disant raccourci reste une zone vierge où des pistes ouvertes par les bûcherons partent dans tous les sens et ne vont pas forcément quelque part. Sans points de chute, la forêt ne fait pas de concession. Si nous ne la traversons pas d’un seul coup, nous ne trouverons pas de pâturage. J’en connais quatre qui risqueraient de nous en vouloir. Il confirme également que le territoire compte entre quatre cents et six cents ours bruns. Présents également en Croatie, ils évoluent dans ce corridor entre les monts Dinariques et les Alpes. Certains individus émigrent jusqu’en Italie, ceux qui aiment jouer avec le feu tenteront à leurs risques et périls une incursion vers l’hostile hexagone. Pour aller régulièrement en France, il dit que les Slovènes sont bien plus tolérants sur la présence de ses grands prédateurs chez eux. Bien que des pans entiers de montagne soient peu à peu abandonnés par l’homme et reconquis par les ours et les loups, les quelques dégâts occasionnés par ces espèces sont acceptés comme une loi de la nature, ce qu’entre nous ils sont réellement d’ailleurs.

Andreja, Ivan et Stanislas
Ce que nous, voyageurs au grand appétit, nous prédatons, ce sont les boulangeries. Ce dimanche, la providence en ouvre une sur notre route. On fourre le plus possible dans les mallettes et, à peine en selle, on grignote déjà. Les « burek » sont nos alliés. Pâtisseries balkaniques salées fourrées au fromage frais, aux épinards ou à la viande, bien grasses, elles sont frites au four ou à la poêle. Rien que dans le terme on peut entendre que le burek, ça bourre. Nous les dégustons goulûment dans une clairière profitant d’un rayon de soleil pendant que les chevaux se remplissent eux aussi la panse. Stanislas et sa fille viennent nous trouver pour bavarder et demander si nous n’avons pas besoin de quoi que ce soit. Il paraît connaître le monde du cheval et il faut justement que nous nous mettions en quête de fers. Il nous invite alors à rejoindre la maison de ses amis qui possèdent deux équidés à Cerknica. Nous arrivons deux heures plus tard chez Andreja et Ivan qui nous réservent un accueil plus qu’amical. Stanislas est bien sûr déjà sur place. Les chevaux profitent d’un superbe pré clôturé et échangent leurs impressions slovènes avec les deux autochtones. À la tombée de la nuit, un feu est allumé, des sièges installés, les saucisses misent à griller et les bouteilles d’alcool ouvertes. Igor le propriétaire d’un des deux chevaux arrive, suivi de Marco et sa femme. Même Matthias le patron du magasin de vente des fers est de la partie.Ensemble, ils ont créé une association traditionaliste de reconstitution historique à cheval, « Lovrenc, Drustvo ljubitejev navare, konj in tracicije ». C’est avec grande fierté qu’ils nous montrent leurs photos de défilés mais surtout deux publicités Quick tournées en Slovénie (4) pour lesquelles les réalisateurs français avaient besoin de main d’œuvre peu chère et équipée. Cette troupe a accepté de tenter l’aventure. Ce fut deux jours de tournage pour quelques secondes de réclame et une expérience amusante concluent-ils. Nous ne sommes pas non plus les premiers voyageurs à mettre les pieds ici. Drôle de hasard, la française Magalie Pavin y a fait étape en 2002 avec son étalon et sa mule alors qu’elle se dirigeait vers la Turquie et l’orient. Ils se rappellent bien d’elle, le froid commençait à la rattraper. Ils racontent qu’ils ont formé une chaîne pour tenter de lui trouver une escale chaque jour, chaque ami essayait de contacter une connaissance plus en avant sur sa route. Ce soir nous dormons d’ailleurs au chaud, dans la serre et les box des chevaux. Héritage du communisme, la Yougoslavie avait réquisitionné ces terres aux riches exploitants agricoles. Elles sont depuis restées la propriété de l’état qui les loue aujourd’hui à Andreja. Dans ces serres, elle fait pousser des légumes bio et les vend en direct. À côté de ça, chaque famille paraît posséder son lopin de terre et de forêt. Un patrimoine qui se transmet des parents aux enfants. Tout est alors divisé au nombre d’héritiers, allant parfois jusqu’à devenir de ridicules parcelles. Il faut alors réussir à se mettre d’accord avec les voisins pour tenter de rassembler ses terres. «  Ce n’est pas facile, raconte Andreja, car les gens sont méfiants et pensent toujours que leurs terres valent mieux que celles du voisin. Ils pensent jalousement qu’on veut les arnaquer lors de ces arrangements. » Ils ne nous parlent que peu de ce qu’était la Yougoslavie. Une histoire pour nous mal connue, qui dégage un sens tragique devant les monuments aux morts à l’étoile rouge, ou encore ces statues de femmes révolutionnaires fusil ou grenade à la main, soutenant, épaulant ou semblant danser avec des hommes dans un bal macabre. 
Chagrin de guerre.
Sur quelques murs de maisons au vieux crépi usé on a parfois pu observer des inscriptions à la peinture rouge assimilant le terme « jougoslvavija » mais dont le sens nous échappait totalement.
Le sujet de l’ours revient sur la table. Nous sommes fascinés par la présence de cet animal et cherchons à en savoir plus. Régulièrement des promeneurs en aperçoivent sur la montagne au pied de laquelle nous nous trouvons. Les agressions sont pour ainsi dire inexistantes.  « C’est un paisible animal, assure Stanislas, il ne faut juste pas avoir la malchance  de se trouver entre la mère et ses petits. » Pourtant, ils se rendent tout comme le font les renards de plus en plus près des habitations pour tenter de trouver à manger, attirés par les poubelles. Pour nos hôtes c’est une des principales conséquences des normes sanitaires européennes. Auparavant après avoir abattu et dépecé des animaux, les habitants allaient loin dans la forêt y jeter les abats et autres restes. Les ours et différents charognards y trouvaient leur compte, mais cette pratique est désormais interdite.

Jure et un de ses quarter horse.
Ayant bien conscience que même s’il n’y a pas de clôtures, une parcelle d’herbe appartient toujours à quelqu’un. Dès que nous avons la possibilité de nous enquérir d’une permission aux maisons environnantes, il faut le faire même si nous n’obtenons pas celle que nous pensons être le mieux pour nos gros. Par chance, Jure qui entraîne ses chevaux de reining accepte aussitôt. Un jeune fasciné par l’équitation western et qui en a fait son gagne-pain (5). Il ne faut pas traîner dans cette plaine dégagée car le mauvais temps arrive. L’ombre des nuages de plus en plus noirs courent entre la pleine lune et le plateau. Le lendemain, le vent pousse les nuages trop fort pour qu’ils puissent déverser leur contenance sur nos têtes. Quelques gouttes nous font régulièrement lever les sourcils, regarder au loin, fermer le col et la capuche, s’enquérir d’un prochain point de chute sur la carte. Mais non ce ne sera pas encore pour cette fois. 
A Logarji personne ne parle d’autre langue que le slovène à notre arrivée. Aussi bien nous arrivons à nous faire comprendre par les quelques mots maintenant acquits et discutons façon petit nègre : « Dober dan, potovanje konj in pes, Francuski. Kampiranje za eno noc. kamp da konj, trava in voda… » (6) Alors que nous prenons nos quartiers dans le champ, deux jeunes filles de familles différentes viennent toutes deux discuter en anglais et nous proposer une douche. Cela fait quelques jours que nous en avons grandement besoin, le froid ne permet plus de jouer les cro-magnons dans les rivières. Au cœur de plateaux enchanteurs peuplés de pins au pied desquels s’écoulent d’attrayants ruisseaux d’eau claire, de petits verres sont mis à disposition des promeneurs pour puiser et boire l’eau de source. Un lieu idyllique par grand beau, à apprécier avec un bon blouson aujourd’hui. Nous n’aimons pas rentrer chez les gens de la sorte juste pour profiter d’une douche sans forcément passer de temps avec eux. Nous ne voulons surtout pas nous imposer, mais là, l’eau chaude est élevée au rang de bienfaitrice et nos hôtes remerciés avec ferveur.

Trebca Vas dans la brume.
Un sentier européen balisé E7 devenant ensuite E6 emprunte des pistes carrossables et permet de se repérer dans la forêt lorsque nous sommes embêtés comme une poule avec un cure-dent devant un carrefour de pistes forestières. Nous devrions pouvoir rallier Zuzemberk sans trop d’encombre. La forêt semble sauvage, les immenses pins habillés de leurs aiguilles intemporelles protègent du crachin qui s’escrime à nous humidifier, profitant que les feuillus soient déplumés. De grosses roches éparpillées en vrac sur les feuilles brunes sont recouvertes de mousse verte, ajoutant un petit côté chaotique à ces sous-bois. C’est le décor parfait pour dissimuler la caverne d’une famille d’ours. Avec le raffut que font les sabots et les chiennes qui fouinent partout à grande vitesse, ces derniers ont le temps de nous entendre arriver et de faire le détour. Tellement concentrés à scruter les amas de pierres que nous réussissons à nous égarer, par chance cette fois-ci. Nous atterrissons dans une jolie clairière à l’herbe encore bien tendre pour la saison avec en son milieu, un mignon et providentiel refuge. À tout hasard nous y jetons un œil, sûrement un lieu de rendez-vous de chasseurs, grand ouvert, qui a malheureusement été visité par le passé et vandalisé. Des lits sont encore à disposition, nous dénichons un puits d’eau de pluie, un abris pour y faire le feu, cuisiner, se réchauffer et… incroyable mais vrai : un bout de rail de chemin de fer qui fera une enclume parfaite pour ferrer les antérieurs de Nanouk et les postérieurs de Nakai. En effet, le métal des fers italiens était trop doux et ils ont été usés trop rapidement selon les différentes poses de pieds. Nanouk a cassé son fer en deux aujourd’hui même. Que demander de mieux alors que la tourmente s’approche ? Cette coïncidence paraît vraiment farfelue. Il pleut ensuite pendant trois jours. Les gouttes martèlent le toit du refuge que nous gratifions bien au chaud dans nos duvets. Les poneys sont à la longue corde et en liberté à tour de rôle la journée, pensant plus à se goinfrer qu’au déluge. Le deuxième jour, les vivres viennent à manquer. C’est l’occasion de se défouler. Le prochain village est à sept kilomètres, soit une heure et demi de marche. Ce sera vingt-cinq minutes avec Nakai à toute berzingue, trempés jusqu’aux os au retour malgré l’imper mais avec de quoi faire sécher les affaires à l’arrivée ce qui ne serait pas le cas lors d’une étape ordinaire.
En quittant cet endroit, nous clouons les vieux fers aux poutres et portes pour lui porter chance. Le brouillard se lève et la pluie semble cesser de menacer. Nous hallucinons encore sur notre bonne fortune qui nous a évité la déprime humide. A Zuzemberk, la rivière Krka est sortie de son lit et ses courants devenus tumultueux. Sur les hauteurs face à l’imposant château gardien de la cité, André offre son pré avec grand plaisir, fourni du bois pour le feu et du jus de pomme de sa production pour le regarder brûler sous un ciel enfin étoilé.

Les troupeaux de chevaux sont de plus en plus nombreux dans la région, de belles bêtes bien robustes, de la stature de poneys demi-traits. Leur physique en ferait sûrement de bons poneys de randonnée. C’est chez Urska à Brezoca Reber que nous apprenons le but véritable de cet élevage. Elle-même passionnée d’équitation, elle possède avec son mari un beau cheptel qu’elle destine pourtant à l’abattoir. En plus des vaches, un gagne-pain qui a du mal à se marier avec l’amour et la relation étroite que peut avoir un cavalier avec sa monture. « Je les touche peu et m’attache à eux le moins possible, c’est trop dur sinon. » 
Urska et sa smala.
Elle-même randonne à cheval, et le plus contradictoire est que sa fille Tamara accomplit des choses époustouflantes avec son poney Welsh. Une vraie petite indienne. Elle lui demande d’exécuter plein de tours amusants, comme se coucher sur commande, s’allonge sur lui au milieu de la foule, le fait s’asseoir en lisant le journal, révérence… et bien d’autres encore. Une belle et étroite relation. Cette enfant de douze ans passe sa vie avec son poney. Le mari est issu de famille de paysan. Il sait se détacher de ses bêtes pour en vivre.
Encore un drôle de hasard, Magalie Pavin est aussi passé dans cette demeure. Sûrement comme nous elle a dormi à l’abri, dans cette grande maison qui sert de chambre d’amis. Urska nous raconte la même histoire qu’Andreja à propos de sa traversée en Slovénie. Jusqu’à la frontière hongroie, l’aventurière n’aurait presque jamais dormi dehors. Mais suite à l’anecdote qui s’ensuit, je préfère tout compte fait roupiller sous la toile de tente et avoir un œil sur nos équipiers à poils. Un ours a récemment pris pour cible alors qu’il maraudait les poubelles, la jument d’un de ses amis. La poulinière s’en est sortie de justesse mais avec de sévères cicatrices en protégeant son poulain. Une griffe d’ours n’a pas trop l’air de chatouiller. Au refuge de Sentrumar, nous rapprochions nos poilus au plus près pour être réveillé en cas de grabuge. Jusqu’ici nous pensions que cela devait plus se révéler d’une paranoïa. Maintenant nous savons qu’il n’en est rien, même si cela arrive rarement.

Branco
C’est notre dernière journée de voyage aujourd’hui, du moins pour un cours laps de temps. Nanouk a l’air de le sentir et n’a jamais marché aussi vite. Nous terminons notre étape au centre équestre de Ceska Vas, non loin de la grande ville de Novo Mesto. Urska a appelé les responsables pour prévenir de notre arrivée. Nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière Croate. L’hiver approche à grands pas. Dans ce pays de montagnes, la neige tombe dru et le mercure aime à fricoter avec les négatifs. Nous avons alors eu l’idée d’organiser une contre expédition. Un retour aux sources hivernal. Un certain nombre de choses à régler nous appelle en France. Cela va nous permettre après un an de voyage de reposer comme il se doit notre équipe à quatre pattes. Clio s’est évertuée à trouver la solution logistique la moins coûteuse. Pour cela Alban a été notre bras droit. Il a été acheter pour nous un camion à chevaux avec son frère Johan dans le Finistère breton. Un Mercedes 813 quelque peu vétuste mais robuste. Ce jeune fou nomade a installé un poste de musique, fait sauté son chien dans la cabine et mis le moteur en route pour ne plus s’arrêter avant de nous avoir rejoint à Novo Mesto. 
Notre carrosse, clé d'un repos mérité.
A son arrivée, nous avions déjà créé d’agréables liens avec la petite troupe du poney club. Tout le monde y parle anglais, italien ou même français et prend bien soin de nous et des animaux. Nanouk et Kali ont chacun droit en souvenir à un beau collier et licol tressés par Anja. Les moniteurs Tanija et Jure qui jouaient tout d’abord les timides finissent par délier leur langue et se dépatouiller grâce à quelques réminiscences scolaires de langue britannique. Chaque jour passé là-bas, ce sont aussi d’inoubliables soirées à refaire le monde en compagnie de Daria, Diona et Polona. Elles aiment faire déguster leurs liqueurs maisons aux herbes des montagnes. Branco, le maître des lieux est un sacré personnage, attachant et aimant. Lorsqu’il en trouve l’occasion, comme au petit-déjeuner, il nous propose avec sa mine espiègle et enjouée « schnaps ? » Ça réchauffe, et pas que les cœurs par ce grand froid. Il ne nous fait payer que le strict minimum pour couvrir les frais de foin des chevaux et nous propose de garer le camion en gardiennage ici l’année prochaine lorsque nous reviendrons. En avril, à la fonte des neiges, nous ferons chemin inverse et débarquerons en ce même point pour reprendre et terminer notre voyage vers la côte Bulgare de la mer Noire.
Diona, Daria, Tanja et Alban.
Mi-novembre. Le départ n’est pas triste et nostalgique comme la fin amère d’une expédition. Nous savons que ce n’est qu’une pause et cela nous permettra de repartir avec le plein d’énergie, chose valable pour chaque membre de la tribu. Alban, notre capitaine de bord est le premier des copains que nous retrouverons cet hiver. Le retour par la route que nous avons tant maudite toute cette année durant se fait en trois jours. Le camion est confortable pour les chevaux. Ils s’étaient pourtant laissé pousser un pelage fourni en prévision d’un hiver d’Est plus rude que ce qu’ils ont connu, ils vont finalement prendre un repos bien mérité sous la douce humidité bretonne…
La Slovénie nous laisse un souvenir fort et imputrescible d’une terre d’accueil où il fait bon de déambuler à cheval. La nature, belle et sauvage, « lepa in divja »,  s’y prête. Le regard se porte volontiers à l’horizon, incitant à s’aventurer où bon nous semblera, à marcher, prendre du bon temps tout comme braver les éléments…


Rustine et Kali en Slovénie !


(1)    Bonne nuit
(2)    Bonne nuit, merci beaucoup.
(3)    Non, non, merci.
(4)    Association Laurence, Amoureux de la nature, chevaux et tradition. www.drustvo-lovrenc.si
Vidéos sur youtube : « Quick France – Extra burger bacon » et « Quick France – Extra burger cheese.
(6)    Bonjour, voyage cheval et chien, Français. Camper pour une nuit. Champ pour chevaux, eau et herbe…

Tribu




vendredi 16 janvier 2015

Aux confins pas si lointains…


Presque un sabot en Slovénie...

Entre montagnes et plaine, nous progressons de village en village. Le remembrement agricole des années quatre-vingt-dix a eu le déplorable impact d’anéantir bon nombre de chemins d’exploitation et d’asphalter les pistes de terres qui restaient. Le bitume, même sans trop de circulation, est ennuyeux et fatiguant pour tout le monde. Il est plus que déplaisant que de se faire frôler à toute vitesse par des bolides irrespectueux et inconscients. Certaines personnes n’ont pas la patience d’attendre que nous dégagions une rue étroite. Par trois fois, des rétroviseurs entrechoquent les caisses de bâts. Un peu plus serré et il aurait fallu faire un constat amiable, sûrement agrémenté d’un poing dans la g****e, mis à part que la carrosserie de nos véhicules à poils n’est pas franchement réparable, jetable, changeable, ou que sais-je d’autre ? Là, on parle tout de suite de vie, de blessure ou même de mort. Tout peut aller si vite, le cheval reste un animal, donc imprévisible. Maintes fois nous pensons aux voyageurs en roulottes, et nous leur tirons bien bas notre chapeau pour affronter ces grands prédateurs de tôle aux maîtres sans vergogne. Les sorties de virages sont de véritables embuscades. Nous avons encore l’avantage de ne pas prendre trop de place sur la chaussée ou sur le bas-côté lorsqu’il y en a, de pouvoir se dégager en trottant dare-dare lorsqu’on entend un engin vrombir en notre direction. Oreille tendue et vigilance. Divagation de chiens prohibée, on s’égosille maintes fois…
Andrea s'attelle à la corvée de foin.
Les cloches du campanile résonnent au cœur du vallon. Les couleurs d’automne sont bien installées. Les noix et châtaignes tombent au sol, remplaçant peu à peu les figues, fruits de la passion, mures, fraises des bois... Récolter, glaner, grignoter et savourer les produits de mère nature sur le chemin est un pêché mignon.
Un terrain de foot abandonné fait notre bonheur pour un nouvel arrêt forcé de quelques jours. La gonfle de Vasco n’a toujours pas disparu. Les habitants de Laverda nous accueillent avec beaucoup d’amitié. Niché au creux du commencement des Préalpes, ce paisible village nous laisse un agréable souvenir. Nous sommes toujours reçus par d’innombrables sourires, tout le monde taille un brin de causette, nous priant de rester encore un peu, que l’herbe du stade a encore besoin d’être broutée par nos tondeuses à pattes. La famille voisine est reine en termes d’hospitalité. Fabio est toujours prêt à nous obtenir ce dont nous avons besoin, offre la divine douche, nous invite à découvrir les saveurs italiennes, met son ordinateur à disposition pour rédiger le blog. Son petit-fils Andrea de deux ans est la mascotte des lieux. Il est connu de chacun et n’est pas timide pour un sou. Babille et sourit à tout va. Volontaire, le voici râteau en main pour aider Giovana sa mère, Laurela sa grand-mère et Ornella son arrière grand-mère à ramasser le foin que Fabio vient de faucher. Tout ce travail à la main pour entretenir le terrain et tenter de gagner quelques sous. Auparavant l’arrière grand-père avait des vaches laitières, mais plus personne ne veut reprendre ce genre d’activité. Les hautes herbes et les arbres envahissent tout. « Tutto questo lavoro per niente !(1) » déplore Ornella, sueur au front. Igor, le père d’Andrea, qui a hérité de quelques rangs de vignes propose de goûter son vin. Nous découvrons alors qu’il est souffleur de verre. Il œuvre à l’usine, mais exerce aussi pour son plaisir dans son atelier personnel. Ce soir, il se met en tête de nous sculpter une tête de cheval en souvenir de sa famille.

Intrusion au coeur des bouchons de Bassano del Grappa.
Bassano del Grappa nous avale le temps d’une étape. La traversée d’une grande ville est toujours longue pour peu de kilomètres parcourus. Au milieu des bouchons, nos équipiers se frayent dignement un passage. Les gens se dévissent la tête pour les regarder, les enfants sautent sur les sièges, collent leurs nez aux fenêtres des voitures roulant au pas. De chaque côté du pont qui mène au centre ville, on devine la beauté de la cité. Les grandes façades dominant le fleuve sont colorées et coiffées de petits toits plats de tuiles ocres. Le soleil bas les frappe d’une chaude luminosité. Bien emmitouflées dans leurs vertes montagnes, elles ressortent aussi vivantes que l’eau qui coule à leurs pieds. Un petit pont piétonnier de bois rouge couvert signale la note Renaissance de la ville. Après avoir dépassé la magistrale église de briques rouges surplombant le rond-point où des policiers font la circulation nous arrivons vite au cœur d’une ville richement décorée. Les trompes l’œil sont légion, des frises ornent les ouvertures. Les places pavées sont lumineuses et joyeuses. Y trônent de belles statues finement sculptées. Nous passons rapidement car certaines personnes nous ont mis en garde sur l’éventuelle interdiction de passer à cheval dans le centre historique et commerçant où la circulation est déjà difficile pour les voitures. En réalité je pense que ce n’était que des suppositions ignorantes de leur part. Nous redoutons cependant l’imposant et peu classieux crottin devant une bijouterie ou une terrasse de bistrot. Nous finissons par passer sous le nez d’un bleu qui, à notre grande surprise, dévoile son plus beau sourire. Dans le tohu-bohu des seize sabots battant le pavé, nous absorbons le maximum de beauté architecturale du regard, surveillant constamment notre tribu, rappelant au pied les chiennes qui reniflent et s’arrêtent à chaque poteau où a uriné un de leur congénère. La nuit tombée, le charme s’évapore. Encore aux prises avec la périphérie de la ville, nous siégeons au pied de l’autoroute sur le seul pré environnant, de la luzerne récemment fauchée. Face à la zone commerciale, le canal de la centrale hydroélectrique remplit le dernier critère de bivouac en procurant l’eau pour les bêtes. On se console en se disant qu’il est rare de se retrouver dans de tels endroits, hostiles. Pourtant les bivouacs des jours suivants ne seront guère plus charmants. Nous entrons dans une zone étendue de production viticole. Le fleuve Piave est réputé pour ses eaux polluées et les habitants des environs disent compter un fort taux de cancer. Le bétail a totalement disparu au profit des vignes. Le peu de prés restants sont réservés pour la production de foin. Les lopins de terre restants appartiennent à de grandes propriétés dont les riches patrons n’ont que peu envie d’y voir s’y installer des vagabonds. Aux abords d’Asolo, vanté comme un des « plus beaux bourgs d’Italie » un anonyme psychosé nous envoie les flics alors que nous campons sur un terrain avec l’autorisation du paysan. Le propre des régions agricoles prospères est la peur et la haine de l’autre. Sûrement une peur pour les biens qu’ils ont amassé et qui entraîne une jalousie exacerbée. Certes dû au grand nombre d’abstentions, mais c’est sans compter sur les effarants résultats de le Ligue du Nord, un parti d’extrême droite local (2). Nous avons tout de même la chance de trouver presque chaque jour, parfois tardivement, une âme charitable qui offre un lieu de repos et de nourriture à nos chevaux. Nous ne demandons pas plus.

Guia, règne du prosecco au pied des Alpes.
L’office de tourisme d’Asolo nous a fait miroiter une « hippo-via » qui longe le bas les montagnes. Nous tombons en désuétude lorsque nous nous apercevons que celle-ci se contente de passer par de petites routes asphaltées. Elle a au moins le mérite de nous mener jusqu’à Guìa et ses habitants au grand cœur. La bonne fortune met sur notre chemin un autre terrain de football abandonné et à l’herbe grasse, fermé aux quatre coins. Le curé qui gère ce terrain communal nous accorde l’autorisation pour une vingtaine de jours. Il est grand temps de faire un repos conséquent et de mettre Vasco sous anti-inflammatoires pour venir à bout de ce maudit mal de dos. La fontaine que nous avons confectionnée dans un tapis de mousse n’as pas eu l’effet escompté. Il n’avait pourtant pas d’autre poids que celui de la selle et des petites mallettes. Deux vétérinaires viendront le voir pour nous assurer qu’il n’y a pas d’autres problèmes sous-jacents. Une aide précieuse d’autant plus qu’ils offrent gracieusement les consultations. Réduction de l’inflammation et surtout… le temps seront le secret de la guérison. Il ne nous reste plus qu’à prendre notre mal en patience alors que la météo commençait à être clémente. Nous ne repartirons pas avant mi-octobre.


Denis et ses employés de Nani Rizzi.

Encore une fois, nos voisins savent prendre soin de nous, nous remontent le moral et montrent à quel point l’Italie peut-être chaleureuse.  Cécilia, amie fidèle, vient nous trouver depuis Verona. Denis, le patron de la cantina Nani Rizzi propose son aide sans hésiter, d’une disponibilité incroyable. C’est aussi le repère pour un bon apéro au Prosecco le soir venu avec ses amis. Un lieu de travail mais également de retrouvailles. Son cousin Giovani s’approvisionne chez nous en crottin pour ses pieds de vigne. Il rigole en réclamant l’exclusivité dans une déferlante de patois inintelligible. Un sacré luron qui ne se tari pas d’histoire abracadabrantes. Hefrem aussi est souvent au rendez-vous. Géomètre bon vivant, amoureux du Népal, il compte bien s’y installer dès que ses enfants seront autonomes. Pierre-Angelo, autre géomètre, se charge de nous ravitailler en foin pendant que Denis fourni l’eau. Le campement de fortune se monte peu à peu comme une maison secondaire. Roberta, la secrétaire nous invite à déjeuner en compagnie de ses enfants. Peut-être y a t-il trop baigné petit, toujours est-il que son fils Matteo deviendra œnologue !
La constante bonne humeur d'Hefrem.
Nous avons nos petites habitudes au bar. Diego, le tenancier, tout d’abord un peu réservé, décide de lâcher les soupapes un soir. Tout le monde rapplique comme s’il y avait une occasion spéciale à fêter. On nous explique que non, cela arrive de temps en temps qu’une telle énergie déborde dans le quartier. La lune y est-elle pour quelque chose ? Si c’est elle qui lance la machine, la bière fini le travail et coule à flots. Diego ne veut plus que ses clients payent le moindre verre. Ennio lui-même se laisse emporter. Pilier de bar mais d’un naturel raisonnable, il est routier de métier et demain il se lève à l’aube. Le spectacle commence à prendre de l’ampleur. Voici Diego qui sort et démarre la tronçonneuse…pour tenter de couper les citrons et faire des mojitos !!! Nous ne pouvons que l’élire meilleur barman du monde. Tout le monde crie et rie dans le bistrot. Les yeux pleurent, des crampes se font sentir dans les abdominaux.
Comedia del Arte biomecanique,
ou vision d'une gueule de bois ?
Le lendemain nous payons les abus. Notre sortie programmée à Venise tombe à l’eau, pourtant par une belle journée de soleil. Ce n’est que quelques jours plus tard que nous avons l’opportunité de visiter la cité Vénitienne par temps gris. Ville magique mais malheureusement bondée. Il faut réussir à faire abstraction de cette cohue et profiter de cette architecture hors du commun. Il n’y a pas de mal à se représenter que cette ville bouillonnait, en perpétuelle effervescence, véritable quartier général de l’Art et des grandes puissances marchandes en Europe. Construite sur la lagune, entre les cours d’eau, posée sur des millions de troncs de chênes et mélèzes, elle fut une cause de l’anéantissement de nombreuses forêts environnantes. Les arbres servaient de fondations, sortes de pilotis enfoncés dans le sol meuble jusqu’à la couche solide, parfois quatre mètres sous terre. L’église Santa Maria della Salute repose à elle seule sur 1.156.672 pieux. Ce travail de fondations seules nécessita pas moins de deux longues années de labeur. Par-dessus étaient érigés les bâtiments en pierre d’Istrie, particulièrement résistante à l’érosion, provenant des Balkans longtemps sous domination de l’empire vénitien. À l’heure actuelle, de nombreux travaux de consolidation ont lieu, souvent invisibles aux yeux des touristes. Lorsque la marée monte, l’eau s’infiltre par les dalles de la Place Saint Marc, s’insinuant jusque dans les édifices et rez-de-chaussée des habitations. Dans une heure ou deux, pour ne pas se mouiller les pieds, il faudra circuler sur un réseau de tables prévues à cet effet. La place grouille, les rues et les ponts aux alentours sont noirs de monde. La fourmilière est en mouvement perpétuel. A voir les représentations de la Comedia del Arte et des masques partout, on imagine aisément une multitude de personnages déguisés masqués et drapés, s’agiter, déambuler, et débattre dans ces décors surréalistes. Sur les canaux circulent les célèbres gondoles noires et luisantes au milieu des bateaux-taxis, bateaux-bus, bateaux-corbillards, bateaux-transports de matériaux…Les gondoliers ne chantent pas « O sole moi… » d’un air insouciant, mais ont plutôt l’air concentré avec toute cette circulation fluviale. D’autres attendent le client, fièrement engoncés dans leur habit rayé bleu et blanc traditionnel, coiffés d’un grand chapeau de paille agrémenté d’un ruban rouge. Ils blaguent entre eux, ou lustrent leur embarcation proprette aux sièges de satin rouge vif.

Malgré nos recherches, nous n’avons toujours pas de carte plus détaillée pour poursuivre notre chemin. L’hippovia est ennuyeuse et use le fer à cheval ! Une seconde serait constituée de pistes et suit l’arête de la crête bien plus haut sur les montagnes. Nous refusons cette deuxième solution pour préserver nos gros de l’effort inutile. La gonfle de Vasco a enfin disparu. Par précaution, nous ne lui remettons que la selle, nue. Il ne faut pas refaire la même erreur, car même si le muscle paraît guéri en surface, il faut lui laisser le temps de se consolider en profondeur. Les bagages de selles sont reportés sur les autres équipiers. Je marcherais comme cela à côté de lui encore quinze jours, soit jusqu’en Slovénie. Clio par solidarité décide de mettre pied-à-terre elle aussi. Nous avons considérablement allégé les bagages, faisant un tri draconien. Le petit bout de rail de chemin de fer qui me servait d’enclume à déjà été abandonné il y a longtemps. Pour le reste, chaque chose n’est pas lourde en soi, mais l’addition fini toujours par peser. Nous laissons de côté parfois juste une boucle, un bout de cuir, un carnet, une paire de chaussettes… Nous n’avons qu’un fer de secours en aluminium (150 grammes !). Nanouk et Vasco ne nécessitant plus d’apport en céréales vu leur embonpoint grandissant, nous n’emportons que le minimum pour les deux autres. Mais à côté de ça les arceaux de notre tente fatiguent et cassent, il faut alors prévoir un peu de matériel de réparation. Nous arrivons finalement à un poids total par cheval de bât (qui comprend tapis et sellerie, malles, nourriture, céréales et bagages de selle reportés) d’une moyenne de 60kg.
Nous abandonnons encore une fois avec tristesse tous ces amis qui nous ont permis de prendre soin de nos poneys, et chose peu évidente en voyage, de trouver un endroit pour eux et d’y rester aussi longtemps avec toutes les commodités…et les apéros ! Grâce à eux nous pouvons continuer notre aventure, sainement. Un autre sentiment s’y mêle cependant : l’impatience de remettre un sabot devant l’autre, de fouler la poussière, et d’arriver jusqu’en Slovénie, cette terre inconnue qui est si proche et que nous avons tant de mal à rallier.
Nous grognons après l’asphalte jusqu’aux portes de Vittorio Veneto. Notre bonne étoile a tellement dû en avoir marre de nous entendre ronchonner qu’elle finit par nous dévoiler au compte-gouttes des informations jusque-là jalousement gardées sur les sentiers et pistes du terroir inexistants sur nos cartes.

Lola et Lucas.
Lola, une petite andalouse anciennement professeur de philosophie au caractère bien trempé nous accueille avec son mari Lucas, cuisinier de profession. Tous deux avaient un commerce très prospère à Venise. Ils durent  pourtant quitter cette ville fascinante mais aux accès inadaptés pour toute personne en fauteuil roulant. Ils choisirent de s’exiler et d’avoir une vie plus simple pour s’occuper de Sebastian, leur fils handicapé. Lola, qui laisse son jardin ouvert à quiconque souhaite le traverser (et glane quelques fruits par la même occasion), fait confiance aux habitants du village. N’ayant pas assez de place, elle décide d’empiéter un peu sur le terrain de son voisin, une terre en friche inexploitée. Elle se porte garante que ça ne lui posera pas de problèmes. Manifestement, lorsqu’on le voit débouler au matin, Lola s’est méprise sur les bonnes intentions de ce monsieur qui paraît avoir une notion exacerbée de SA propriété privée. Il pète un plomb, allant jusqu’à l’insulter pendant que nous ramassons les crottins pour nettoyer la place. S’en est trop pour Lola, alors que lui se permet de passer sans cesse chez elle avec son tracteur, de cueillir des champignons au passage etc… le voilà qui la méprise. Elle coupe définitivement court aux relations courtoises de voisinage. Nous ne savons pas où nous mettre, tout cela arrive à cause de nous. Elle nous répond à juste raison que non, il ne faut pas s’en vouloir. « Ce type est un con, cela m’a permis de m’en rendre compte. Je n’aime pas les cons. Je pensais qu’ici on pouvait se rendre service les uns les autres. Si ce n’était pas arrivé aujourd’hui pour ceci, il y aurait eu une autre raison plus tard. J’ai été trop gentille avec lui. Maintenant c’est fini, basta ! »
Ils nous offrent ensuite des cartes de randonnée et nous renseignent avec précision sur le chemin à prendre pour se rendre par les bois à Vittorio Veneto, ainsi que la meilleure option pour la traverser. Il nous suffira de longer la rivière Meschio. Insouciants nous traversons avec facilité cette ville, lorsqu’une vieille aigrie nous reproche vivement d’un air sec de ne pas ramasser le crottin au milieu de la route. En tout cas entre crottin et dioxyde de carbone, elle paraît malheureusement ignorer lequel est le meilleur !

Una birra di più per la salute Nevio !
D’autres indications se succèdent, nous permettant de longer par de la piste un interminable canal d’irrigation qui file droit vers le Nord-Est et borde l’immense base militaire américaine. L’environnement est toujours hostile à notre transhumance. Les cultures s’étendent à perte de vue. Les belles pâtures sont inexistantes, seuls des prés de fauche dont la dernière taille vient d’être effectuée nous sauvent la mise, au moins pour quelques pauses au cours de la journée. Ce n’est parfois pas au goût de tout le monde. Un paysan nous somme de déguerpir, immédiatement ! Nous avons beau lui expliquer calmement que nous n’abîmerons rien et que nous ne restons qu’une heure pour reposer nos animaux, il ne veut rien entendre. Le problème dit-il n’est pas d’abîmer, c’est que s’il nous laisse pâturer ici, il a peur que d’autres fassent pareil. Décidément, plus on a de terre et plus on les défend ! La fourmi n’est pas prêteuse…Comment faire lorsque le moindre carré d’herbe restant aux environs est farouchement gardé ? Peu après, alors que nous demandons notre chemin dans un village perdu, très loin d’être touristique vu la laideur environnante, un jeune mineur passager d’une voiture nous hèle et nous insulte de manière rageuse, nous ordonnant de ramasser le crottin derrière nous. Nous comprenons mieux la mentalité de la région en décryptant les affiches de propagande de la Ligue du Nord. La plaine, lieu agricole prospère suscite de tristes réactions de la part de certains habitants. De telles altercations laissent un goût amer dans la bouche.
Remercions Nevio, le gérant de la coopérative de Sedrano qui nous accueille dans l’enceinte de l’entreprise pour la nuit. Par sa gentillesse spontanée, il sait nous faire oublier la bêtise des gens. Belge d’origine, l’amour pour une Italienne l’a conduit ici. Il fait honneur à la loi de l’hospitalité en partageant une délicieuse bière trappiste de son pays d’origine. Comme Oro a marché sur l’éponge d’un fer de Vasco, j’en profite d’avoir sous la main de quoi constituer une enclume pour le réajuster. Son ouvrier ressoude un des piquets d’attache des chevaux qui vient comme par hasard de rendre l’âme. Un deuxième cassera le soir même. Silverio, le patron d’un garage nous rendra le même service en nous apprenant un proverbe qui nous fera bien rire :


« En Italia, il porco no vive vecchio,
mà il vecchio deventa porco ! » (3)

Lance-t-il à un client qui avait un humour douteux vis-à-vis des femmes.

La tribu foule le Magredi del Cellina.

Nous sortons des sentiers battus pour traverser une zone protégé, appelée « Magredi del Cellina ». Ces immenses lits de rivières à sec ont été créé par l’eau ravinant des montagnes lors d’importantes pluies ou à la fonte des neiges. Les alluvions drainées proviennent de l’érosion des différentes strates des Alpes, et finissent par se jetter dans la mer Adriatique. Témoins de l’histoire géologique, ces lieux sont aussi un fragile écosystème incluant encore une flore primitive, une faune diverse surtout au niveau ornithologique. Refuge extrêmement important pour les espèces migratoires, pas pour des chevaux voyageurs comme les nôtres car le pâturage sauvage est interdit pour préserver la végétation. Nous trouvons cependant une petite rivière qui nous permet une toilette et lessive encore appréciable pour la saison, les rayons du timide soleil d’Octobre ne sont à manquer sous aucun prétexte.
Pour éviter la route à fort trafic et les immenses ponts de plusieurs kilomètres, nous coupons à travers ces fleuves fantômes, empruntant parfois pendant des heures le même chemin vers le Sud que ces galets depuis des millénaires. Ce paysage lunaire prend soudain des allures de front de guerre. Un tank passe au loin et marque le lit de ses pesantes chenilles, le canon menaçant l’horizon redevenu grisâtre. De nombreux militaires sont déployés pour des manœuvres. Treillis, blindés, tanks, camions 4x4... Nous ne serions pas en Italie en 2014 mais en Yougoslavie dans les années 1990, de drôles d’idées sûrement angoissantes nous traverseraient l’esprit. Au cœur de ce no man’s land, la vision n’est guère réjouissante bien qu’en paix, les chevaux font si petits et vulnérables à côté de ses engins de mort.

Un changement de temps s’opère une nuit de nouvelle lune. Le temps doux et maussade va faire place aux gelées nocturnes accompagnées de soleil frisquet la journée pour au moins quinze jours. Cette transition prend la forme d’une tempête des plus sévères et a lieu deux nuits consécutives, arrachant et cassant des arbres. Nous n’en menons pas large sous notre toile de tente au milieu d’un bosquet entouré de grands hêtres. La bâche des chiennes s’envole et claque au vent, la pluie cingle les jambes et le visage alors que nous tentons de leurs venir en aide et de réajuster leur abri. Nous les prenons dans les absides alors qu’un arceau d’aluminium vient de voler en éclats. On s’accroche à nos plumes en essayant d’avoir des paroles rassurantes : « Mais non ces arbres là ont l’air fort, bien enracinés. » « Ça souffle, mais ici on est plus à l’abris qu’ailleurs. » « Si une branche casse, elle sera retenue par celles des autres arbres car ils sont bien serrés. » Et au moindre craquement on jette un coup d’œil dehors, juste pour être sûr…Valter et Renza chez qui nous venions de dîner en ont mal dormi pour nous, hésitant à venir nous chercher. Ils nous invitent à nouveau le soir, voulant prendre soin de nous. Renza s’inquiète toujours avec un débit verbal impressionnant comme une vraie maman attentionnée, ce qui fait bien rire ses enfants et leurs conjoints. Beaucoup de parents prennent le relais, juste un soir, comme si nous étions leurs enfants, nous chouchouttent comme ils peuvent avant de nous regarder partir avec toutes les meilleures recommandations du monde.
Renza, Gudina, Mattia, Valter, Francesco et Elisabetha.
Comme le froid arrive, limoncello et grappa sont sur la table pendant que Mattia, Gudina, Francesco, Elisabetha, Roberta et Giorgio nous content leur passion, le folklore Friuli. Des danses traditionnelles séculaires dont ils sont fiers et qui leur permettent eux aussi de voyager aux cours d’échanges culturels avec d’autres pays. Ce folklore se danse, mais il se parle également. Le Friulano, une langue bien à part, incompréhensible par les Italiens des autres régions. Ce soir d’ailleurs, ils ont essayé de manger léger car ils ont ensuite un entraînement.

Nous contournons l’imposante cité d’Udine, préférant devoir nous tailler un passage à la machette pour accéder à la rivière, voir les malles de bât tremper un peu au passage à gué plutôt que de traverser l’enfer de béton. Puis il faut s’orienter à travers champs en levant le nez au loin, un œil sur la boussole. A l’Est toute ! Ah si l’on pouvait évoluer de la sorte tout le temps sans se heurter à toutes ces barrières artificielles. Aux portes de Cividale et son pont du diable, nous rencontrons Mario, curieux qui s’avance à la vue de notre équipe. Heureux propriétaire de deux juments, il nous invite à faire étape chez lui ce soir à treize kilomètres de là, nous emmène le sac de céréales que nous venons d’acheter évitant ainsi aux chevaux un effort inutile, et propose de nous accompagner demain pour passer la frontière Slovène par les chemins qu’il connaît bien. Bien après San Pietro Chiazzaco, perdu en haut de la montagne, nous trouvons sa maison au charme enjôleur. Exposé plein sud au milieu des arbres laissant pénétrer les rayons du soleil couchant, son chalet de bois dégage un calme étonnant, une osmose avec son environnement. Le corral lui confère un air de ranch. Face à lui s’étend en contrebas la plaine peuplée, bientôt illuminée, débouchant au loin sur la mer d’un bleu azur.  Sa femme Beatrice nous fait signe de mettre nos affaires dans un autre petit chalet. C’est leur miellerie artisanale, nous pourrons aussi y dormir. Ça sent bon la cire d’abeille. Ils nous racontent qu’ils vivent ici depuis dix ans sans électricité. La ligne n’existait pas lorsqu’ils se sont installés, ils avaient déposé une demande qui était tombée aux oubliettes puis, plus par choix que par défaut, ils ont préféré vivre ainsi, le plus simplement possible. L’énergie solaire leur suffisait. Mais avec l’arrivée de leur petit Lorenzo de quinze mois, la vie s’en trouvera plus aisée lorsque le réseau électrique rejoindra leur demeure. Ils vivent de petits travaux, comme la taille du foin, l’entretien des jardins, l‘élevage de quelques cochons en liberté dans la forêt et du miel produit par leur vingtaine de ruches. Mario du haut de ces quarante-cinq ans, fini par raconter comment il est arrivé à ce choix de vie. « C’est une jument qui m’a sauvé il y a une quinzaine d’années. Elle m’a fait découvrir ce qu’est la véritable liberté » confie-t-il. Auparavant il était moine à Castelmonte, jusqu’au jour où il a commencé à se lier d’amitié avec ce quadrupède. Puis rapidement, les grands galops, le vent sur le visage, la vitesse, la relation avec ce puissant animal… il a littéralement apprit sa liberté d’homme et quitté le monastère. Cette jument, la grand-mère de celles qu’il possède actuellement, lui a laissé un souvenir fort et inaltérable, il en parle avec beaucoup d’émotion. Puis il a rencontré Beatrice, fondé une famille en continuant de vivre chichement. Il aimerait revenir à la traction animale, mais il est bien conscient qu’il ne pourrait plus gagner sa croûte de la sorte. S’il devait aller tailler le foin dans la plaine à cheval, le nombre d’heures pour un maigre résultat serait une perte d’argent considérable et ses revenus ne lui permettraient plus de nourrir ni sa famille, ni ses chevaux… « J’arrive à me passer de beaucoup de choses, mais malheureusement de nos jours le gasoil reste roi. » déplore Mario.

Beatrice, Mario, Lorenzo et cette étincelle de liberté.

Nous étudions ensemble l’itinéraire de part et d’autre de la frontière. Mario nous met en relation avec Boris, un ami Slovène qui parle couramment italien. Une fois à Kanal, il devrait nous donner quelques précieuses informations sur son pays. Notre hôte selle sa Paint à la robe black tobiano répondant au doux nom de Sioux. Son chien débonnaire et mal peigné Socrate se fait une fête de nous accompagner. Par les petits sentiers nous rejoignons la crête et apercevons en face sa sœur jumelle. Cette autre montagne, c’est la Slovénie. Nous plongeons  au pieds de ces deux murailles vers ce qui constitue la frontière naturelle : la rivière Juana. Pas un panneau, pas un badaud, nous traversons à gué hors des chemins conventionnels. Nous sortons d’Italie comme nous sommes rentrés, d’une manière très poétique, par les chemins de contrebandiers. Quelle n’est pas notre joie, enfin ! Nous poussons la porte de l’Europe de l’Est, de l’Ex-Yougoslavie. Nous refermons cette aventure italienne en saluant l’hospitalité de cette chaleureuse famille qui reflète bien celle que nous avons rencontré tout au long de la traversée. Calorosa Italia (4), c’est bien ça ! Au revoir et merci Mario, que le vent de liberté continue de te porter avec ta famille aussi loin que tu le souhaites ! Buona fortuna ! (5)

(1) Tout ce travail pour rien !
(2) A lire : http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2014/11/25/les-six-lecons-a-retenir-des-elections-regionales
(3) « En Italie, le porc ne devient pas vieux, mais le vieux devient porc ! »
(4) Chaleureuse Italie.
(5) Bonne chance.